mercredi 18 juillet 2012

SCHLIEMANN vs NIETZSCHE : l'inquiétante familiarité d'HOMÈRE ou le vertige du "sens de l'histoire"


« Le sens historique (c'est-à-dire la capacité de deviner rapidement la hiérarchie des jugements de valeur selon laquelle un peuple, une société, un homme ont vécu ; l’"instinct divinatoire" qui saisit les relations de ces jugements de valeur, le rapport qui lie l’autorité des valeurs à l’autorité des forces agissantes), ce sens historique dont nous Européens, nous enorgueillissons comme notre caractère spécifique, nous est venu à la suite de l’ensorcelante et folle semi-barbarie où la confusion démocratique des classes et des races a précipité l’Europe.
          Il faut attendre le XIXe siècle pour voir surgir ce sens devenu son sixième sens. Par suite de ce mélange, le passé de chaque forme et chaque genre de vie, le passé de civilisations qui se sont côtoyées ou superposées confluent dans nos « âmes modernes ». Nos instincts régressent maintenant de tous côtés, nous sommes devenus nous-mêmes une sorte de chaos : finalement « l’esprit », nous l'avons déjà dit, finit par y trouver son profit.            
       Par la semi-barbarie de nos aspirations, nous nous sommes ouverts partout des accès clandestins, dans une mesure qu'ont ignorée les siècles de raffinement. Nous avons accédé surtout aux labyrinthes des civilisations inachevées et à tous les enchevêtrements de semi-barbaries qu’il y eut jamais sur terre. 
         De sorte que la, la majeure partie de la civilisation humaine n'ayant encore jamais été qu'une semi-barbarie, le « sens historique » se confond à peu près avec le sens et l’instinct de toutes choses, le goût et le l'appétit pour toutes choses ; ce qui démontre clairement que c’est un sens sans noblesse. 
        C'est ainsi que nous avons réappris à goûter Homère : peut-être est-ce là notre plus heureux progrès, alors que les hommes d’une civilisation aristocratique (par exemple les Français du dix-septième siècle, tel Saint-Evremont qui  reproche à Homère son esprit vaste, jugement dont un Voltaire s'est fait ensuite l'écho) ne savent et ne surent pas si facilement se l'approprier et se permirent à peine de l'aimer. »

NIETZSCHE, 
Par-delà bien et mal, "nos vertus", § 224, 1886, OC VII, p.141

       Formé à la philologie, dès sa jeunesse, Nietzsche, n'a pas attendu pour découvrir Homère, l'élan de cette "curiosité populaire" à laquelle son esprit aristocratique rend un hommage ironique : ce "manque de goût qu'implique une curiosité trop vive" (ibid. p. 142). Seize ans avant ce livre, son compatriote Heinrich Schliemann, lui aussi fils de pasteur devient célèbre pour ses découvertes archéologiques à Troie (1870) et à Mycènes (1873), mais aussi pour les accusations que portent contre lui le gouvernement turc (1874) : mensonges, falsifications et vols de bien nationaux. 
              Autodidacte, ou pour Nietzsche "plébéien" de formation, Schliemann (1822-1890) avait parcouru le monde et fait plusieurs fois fortune comme commerçant, banquier, spéculateur, trafiquant d'armes et mythomane invétéré. A quarante six ans, cet aventurier passionné de voyages dont il publiait les récits, visite pour la première fois la Grèce, alors que sans la licence requise en philologie, il vient d'arracher à Rostock un doctorat en grec ancien.

        Arrivée sur cette terre, doctement considérée comme origines de notre culture occidentale, c'est le choc : un prélude de "l'inquiétante étrangeté", ou "inquiétante familiarité" (Das Unheimliche), que Freud éprouvera en 1904, lorsqu'il découvrira l'Acropole d'Athènes, pour la première fois à quarante huis ans avec l’étonnement que ce paysage puisse réellement exister et correspondre avec ce qu'il avait pu apprendre comme écolier.      
           Avant même qu'il n'entreprenne de creuser cette terre matricielle, comme Freud le fera de notre conscience, elle semble se dérober sous ses pieds lorsqu'il se dit hanter par les lectures d'Homère que lui faisait son père : le récit de la prise de Troie pour rapatrier la belle Hélène. 
         Après son divorce, obtenu aux Etats-Unis,  il épouse une jeune athénienne de dix-sept ans, Sophie Engastromenos, rencontrée grâce à un album photo de jeunes filles que l'archevêque de Grèce, son professeur, avait pu lui fournir. Elle lui donnera deux enfants, et c'est avec elle qu'il décide de découvrir coûte que coûte le trésor de Priam sur la colline d'Hissarlik, où l'on situait Troie et dont la moitié venait d'être acheté à la Turquie par son ami vice-consul des Etats-Unis aux Dardanelles, qu'il finira par trahir.


          Grâce à son intérêt pour la stratigraphie, il est bien le premier à reconnaître, sur le site, plusieurs établissements successifs. Mais fouillant à la hussarde, il détruit les vestiges superposés qui ne ne lui semblaient pas correspondre à l'époque de la chute de Troie chantée dans l’Iliade. Il rassemble les milliers d'objets extraits sous le nom de "trésor de Priam", sans oublier les "bijoux d'Hélène". 
         Ce butin est dissimulé aux autorités ottomanes et rapatrié à Athènes où Schliemann a vainement voulu bâtir son propre Musée. Après le dédain des Musés du Louvre à Paris et de l'Ermitage en Russie, sa collection fut exposée au British Museum de 1877 à 1880 avant qu'il n'en fisse don au peuple allemand en 1881. C'est au département "préhistoire" du Völkerkubdermuseum de Berlin qu'elle demeura jusqu'à sa confiscation par l'armée russe en juin 1945.


         En lisant le poète Homère tout armé de son "sens historique", l'archéologue autodidacte a produit un séisme dans le champ des études classiques grecques. La Grèce ne commençait plus clairement à la date même des premiers jeux olympiques en 776 av. J.-C. Le sol de ce commencement fondateur s'effondrait pour remonter jusqu'à la préhistoire, discipline qui elle-même venait de naître (1859) avec maintenant un nouvel objet d'étude : la mystérieuse civilisation mycénienne. 
           Car Schliemann dû reconnaître son erreur de datation, les objets de sa collection remontaient à deux millénaire et non pas à 1250 av. J.C., la date qu'il présumait être celle de l'épopée homérique. En voulant aller "aussitôt au fond" pour vite trouver, plutôt que de perdre un temps et un argent infini à "enlever une couche après l'autre", l'aventurier plébéien n'avait pas trouvé un nouveau socle pour le commencement de la culture grecque, il avait ouvert à l'abîme sinon aux chaos de nos origines européennes :


          "Par la semi-barbarie de nos aspirations, nous nous sommes ouverts partout des accès clandestins, dans une mesure qu'ont ignorée les siècles de raffinement. Nous avons accédé surtout aux labyrinthes des civilisations inachevées et à tous les enchevêtrements de semi-barbaries qu’il y eut jamais sur terre."

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