jeudi 7 mai 2015

La question de la naissance des signes entre corps et milieu...

L’impossible transparence
anatomique de la peau




La peau donne autant à voir qu’à cacher. Tant que nous vivons, elle est la limite tactile et visuelle, la plus manifeste, de notre corps touché ou vu de l’extérieur.      
Malgré sa finesse et sa fragilité, spécifiquement humaine, elle faisait obstacle à notre vision pénétrante, tout au moins jusqu’à l’invention de la radiographie.

 Quand elle survient, la mort est une limite encore plus radicale. Si elle lève le voile de la peau, c’est pour révéler la chute des chairs dans l’éclat informe des couleurs naturelles, de leurs nuances indiscernables et de leurs replis obscurs.

 Avec cette limite ultime, nous ne disparaissons pas seulement à nous-mêmes mais aussi à la perception d’autrui. 

Toutefois, bien avant les techniques d’imagerie médicale, les anatomistes on put explorer post mortem cet invisible dedans corporel. 
En transgressant dès que possible la limite de la peau et avant même d’inventer des procédés limitant le processus de néantisation, ils ont pu fixer leurs découvertes dans l’unité abstraite de signes constitués en corps imputrescibles : mots et images, gravés ou sculptés..
                                                                           
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Les premiers anatomistes n’accomplissaient-ils pas, alors, le geste inaugural des premières images ?

 Les signes rituels, tracés à même la peau, ne cherchaient-ils pas déjà à traverser cette première limite de la visibilité ? 

Ne s’agissait-il pas de devancer ou de contrôler sa radicale substitution par celle de la mort ?

 Ces images de chair, peintes par scarification, tatouage, masque, maquillage et vêtement, se distinguent pourtant des images du corps anatomique, divisé selon ses limites organiques.

 Car, lorsque la peau n’est plus leur support direct, les images du corps risquent non seulement de perdre l’unité de leur cadrage, mais les couleurs qui les animaient en les débordant. 

D’où l’enjeu essentiel de la peinture ouverte à des supports désincarnés : ne pas se limiter au trait ou au dessin de l’ombre mais retrouver, par le travail des pigments artificiels ou des surfaces, cette profondeur de l’incarnat. 
Pour donner une image du corps, dédoubler la peau par la ligne ne suffit pas, il faut faire aussi signe vers le dedans qui fait vaciller les contours et se dérobe.
 Mais peindre ce dedans pour lui-même, n’est-ce pas abandonner la représentation, instrument du dehors, au risque de l’informe ?


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Avec Von Hagens, l’anatomie contemporaine déploie, paradoxalement, tous les artifices de la représentation pour donner à voir non plus des images, mais la « réalité » même du dedans de nos corps avec, en gage d’authenticité, leurs couleurs naturelles figées dans le plastique.

 Allons-nous enfin nous connaître, en osant nous regarder jusqu’au plus profond de nos corps ?
 Est-ce nous voir vraiment en face, sans le détour ou l’écran des images ? 
Malgré la mise en scène, de ces cadavres sculptés et statufiés pour l’éternité, est-ce vraiment la fin de l’image annoncée par l’histoire de la peinture moderne ?

 Loin d’être la fin du narcissisme, n’est-ce pas plutôt l’illusoire accomplissement de son phantasme :traverser la frontière de l’image, pour se rejoindre soi-même définitivement ? 

N’est-ce pas l’ultime triomphe de l’image contemporaine, libérée de toute attache fixe à un support : retrouver la peau, son premier support, pour substituer à son opacité et son imperceptible profondeur une transparence absolue ?


La peau écran des premières images : le corps symbolique comme invisible dedans subordonné au dehors social


      La psychanalyse le conceptualise pour l’individu et l’anthropologie en étudie les variations au niveau de l’histoire collective : l’image donne naissance au corps en tant qu’unité symbolique. Dans cette opération, le corps vivant matériel est comme désincarné au profit du corps visible socialement. Cette désincarnation, nécessaire à l’opération médiatrice du support, est comme un transfert de chair à l’image ainsi médiatisée ou incarnée. Du fait de son ambiguïté métaphorique, le mot « chair » peut, précisément, exprimer le mouvement par lequel ce processus de symbolisation dépasse la peau, dans sa fonction de limite biologique, qui, alors, devient l’abstraction d’une frontière, avec toutes ses concrétisations ou découpes possibles, variant selon les structures sociales.

      Dans le « système sauvage » (Maertens, 1974 : 26)[1], la frontière se peint en pleine chair vive. Tracée et colorée la peau fait frontière, c’est-à-dire fonction de coupure et de lien. L’individu est, à la fois, séparé d’un mode d’être fusionnel, avec le corps terre ou mère, et intégré au corps collectif, qui lui donne sa place, comme partie essentiellement hiérarchisée par la différence des sexes, âges, générations et généalogies lignagères ou mythiques. Entre ce corps originel  indifférencié et ce corps hiérarchisé, le corps individuel se construit comme une frontière de chair, productrice d’images puisant leur matière du dedans et leurs formes du dehors. Ces images donnent visibilité ou cadre et donc ordre, aux pulsions internes d’indifférenciation, en distinguant et distribuant les couleurs entre naissance et mort, féminin et masculin, nature et culture. Il s’agit de donner forme ou sens à l’informe en opposant et fixant les teintes, à partir de l’excès ou défaut de couleur visible qui caractérise l’inimaginable de la mort ou du féminin matriciel, comme bord originaire ou ultime[2].

      Cette mise en forme articule deux types de marquage : celui de la scarification et du tatouage qui pénètrent la peau et celui de la peinture qui s’y superpose.  Dans le premier cas, c’est le discours du dessin comme trait se détachant d’un fond, d’où le privilège de la scarification pour les peaux sombres et du tatouage pour les peaux claires. L’incision détermine une trace fixe et irrévocable, qui est d’abord tactile avant d’être visuelle. Pour la scarification, l’entaille peut même aller jusqu’à marquer les os et ainsi identifier par delà la mort. Dans le second cas, c’est le discours de la couleur qui peut, lui aussi, constituer une image post mortem, mais sur la peau vivante il s’efface rapidement. La peinture reste ainsi plutôt occasionnelle et sa nécessaire répétition l’ouvre à une plus grande variété de motifs. De plus, l’image produite étant d’abord visuelle, la distanciation par rapport à l’indifférencié originaire ou érogène est plus grande. Cela se traduit par le primat des images figuratives, alors que les images tactiles, plus immédiates, seraient plutôt non-figuratives. Selon Maertens (1974 : 47-55), cette distinction construirait, précisément, la hiérarchisation symbolique entre le masculin (primat phallique de la forme) et le féminin (restant plus près de l’informe).

      La couleur sert la figuration en redoublant la peau, ainsi offerte aux signes et aux décryptages. Les cellules de l’épiderme se renouvellent très vite, la texture et l’incarnat varient, alors que les pigments de la couleur domestiquée restent stables et unifiants. La matière naturelle, minérale, végétale ou animale, est sélectionnée, parfois transformée et toujours broyée en particules insolubles qui, captent la lumière, fixent les tons et déterminent les contrastes. Véhiculé et régulé par un liant incolore, le pigment se substitue au grain de la peau, pour s’étaler selon des mélanges et des structures qui ne dépendent plus que du geste rituel. Guidé par le groupe, ce geste réorganise la nature aux rythmes des oppositions symboliques. Le temps du vivant s’ordonne selon les âges et le sexe comme genre ou construction sociale : les plus vieux peignant le corps des plus jeunes, comme la mort détermine la vie et le masculin le féminin.

      Construit par le redoublement de la peau vivante, le corps collectif naît du vide de la coupure inaugurée par l’incise du trait scarifié ou tatoué. S’il ouvre à la disparition du corps biologique, dont il anticipe la mort à partir de laquelle et contre laquelle s’instaure le pouvoir des signes, la couleur peinte n’est pas la simple restitution de la vie par le mouvement. Elle est  sa mise en ordre, sous le regard et le contrôle social. Colorée, artificiellement, la peau n’est pas seulement plus lisse ou glabre. Elle devient la surface abstraite d’un écran où tout peut signifier. Les orifices naturels, l’incarnat et les particularités individuelles (tâches, grains de beauté, etc.) ne sont plus que des décadrages : un hors-champ dont le sens reste imposé par le cadrage initial.

      Ainsi, la peau s’absorbe et disparaît dans l’image. Sa chair n’est plus exclusivement l’insondable dedans, aux couleurs singulières, obscures ou illisibles ; mais le miroir ou l’expression du dehors comme clarté de l’ordre social. Pour gagner en lisibilité et durabilité, cette chair de formes et de couleurs peut alors être comme projetée sur d’autres supports. Plutôt que d’être redoublée, la surface cutanée est alors dédoublée par d’autres écrans où peuvent s’enraciner les images de nouveaux corps possibles. Si la vie est transférée à ces supports inorganiques, c’est la mort comme présence d’une absence qui paradoxalement continue d’animer et d’ordonner les signes.

      Comme sur la peau vivante, lorsque le trait se grave sur la roche, il exploite les fissures et les linéaments naturels qu’il souligne et oppose dans un système de contrastes, comparable à celui de la peinture, qui, elle aussi, joue avec les teintes naturelles de ses supports comme de ses constituants. Le trait est couleur et réciproquement, quand la couleur n’est plus continuité indéfinie de nuances mêlées, mais discontinuité ordonnée par le colorant et sa fixation reproductible.


La chair de l’image libérée de son premier support : l’histoire picturale, entre triomphe du dehors et révolte du dedans 


      Mais, lorsque la peau n’est plus le support direct des images, la distance se creuse entre le dedans et le dehors du corps. Le trait peut s’émanciper de la couleur, passer du dessin à l’écriture, et la peinture peut n’être plus que l’écho d’un dedans dématérialisé sous le contrôle d’un dehors triomphant. Si la couleur a porté et transporté cette dématérialisation en se substituant à la peau, le risque pour la peinture c’est que le trait à même cette nouvelle chair, ne fasse plus corps avec elle et l’oublie au profit de la seule abstraction de l’idée de frontière. Comme l’exprime les mythes d’origine de la peinture chez les Grecs, faisant du dessin de l’ombre son premier tracé inaugural, le trait qui a perdu sa profondeur tactile peut rendre la couleur accessoire ou subordonnée pour domestiquer le dedans à partir du vide de la mort, comme disparition ou absence.

     La découverte, au XIXe  siècle, du caractère essentiel de la « polychromie » dans l’architecture antique (Gargiani, 2002 : 62-75) a pu conforter une théorie de la subordination des couleurs distribuées suivant les divisions organiques, que déterminent les formes et qui assurent la domination de la lumière. Un enjeu majeur de la peinture a été de renverser cette subordination architectonique, cette domination de la ligne ou de l’écriture, ce primat du verbe sur la chair. C’est, précisément, contre cette priorité du dessin ou de l’idée que s’est développé le « colorisme ». La couleur ne fait alors plus seulement surface pour colorier des formes prédéterminées, elle fait trembler l’assurance ou la délimitation du trait et vaciller les fondements ou la fermeture de ses contours. Elle porte de nouveau l’image mais en risquant, alors, de s’émanciper à son tour, en oubliant la mesure du tracé à distance des chairs.

      Pour Francis Bacon, même s’il s’agit de « sauver le contour » (Deleuze, 1981 : 79), l’image même n’est plus qu’un cri inaudible : celui d’une mort retournant à l’anonyme et donc, symboliquement, tout aussi impossible qu’une naissance ou une différenciation sexuelle.


      Le trait devenant ligne ou écriture, en s’émancipant de la couleur, s’est accompli, dans l’histoire picturale, avec le titre qui achève le cadrage du tableau, alors d’autant plus ouvert à la distanciation et à la circulation débordant tout ancrage dans le corps et ses enveloppes : peau, parois d’abri naturel ou architecturé. Mais les mots permettaient d’arrimer l’œuvre, de réguler les échanges, de guider sa réception et son interprétation. Cet équilibre se perd, lorsqu’en continuant à se plier à cet usage, l’artiste le neutralise. Donnant des titres les plus anonymes possibles, Bacon n’évoque le plus souvent qu’une Figure avec ses variations de postures que multiplient ses Etudes.

      D’abord radioscopique, l’œil de Bacon ne tente pas d’unifier les sensations, en les réduisant aux impressions du sujet-peintre. Il plonge dans leur matière, où elles ne sont plus que tensions de forces ou couleurs. Non pas celles de la nature peinte par Cézanne, mais celles d’un dedans inorganique. Devenues autonomes par rapport aux choses colorées, les couleurs s’échappent du corps peint, que la peau et même les habits ne retiennent plus. Pourtant les plans ne s’effondrent pas les uns sur les autres, la profondeur reste « maigre » ou superficielle. La linéarité de l’art égyptien, distinguant la forme, le fond et le contour, est maintenue. Mais c’est par des moyens inverses à la polychromie égyptienne que le contour est sauvé. C’est la modulation même de la couleur qui réaffirme la tripartition de l’espace pictural, déclinant l’unité d’un même plan avec : des tons rompus pour la Figure ; un régime de couleur spécifique pour le Contour traité de manière autonome ; un régime d’aplat plus ou moins sectionné et tendant à la monochromie pour le Fond.

      Si le colorisme de l’aplat caractérise aussi Gauguin ou Van Gogh, c’est du dedans corporel que chaque toile de Bacon part sans parvenir à s’y installer, en ne cessant pourtant pas d’y puiser ses couleurs. Mais la déchirure n’est jamais complète. Malgré les torsions et les convulsions, les entrailles ne parviennent pas à s’échapper tout à fait. Dans un même débordement de couleurs, orifices, musculature et os se mélangent. Le corps n’en continue pas moins de faire encore figure : ses postures peuvent encore se dire. Dans son renversement même, l’ordre égyptien se perpétue non plus à partir de la souveraineté du dehors, mais à partir d’un dedans obsédant. À vif, ce dedans reste malgré tout fuyant et invisible. Car il ne cesse d’être mis en abîme par un dehors d’ombres et de miroirs qui ne font plus que le répéter en écho. Cet impossible dehors maintient l’espace d’un plan différencié, mais sur le seul mode d’une variation rythmique de couleurs. Loin d’exprimer une quelconque subjectivité, ces couleurs ne cessent de faire voir ou entendre les mêmes et imperceptibles forces de décomposition et d’anonymat qui traversent et emportent la vie.

      Cette mort donnée à voir, n’est pourtant pas le gâchis d’un désordre radical. Certes, le dehors n’est plus qu’un espace intérieur déserté, qui jamais ne renvoie à une sortie possible sur l’ordre d’un paysage ou horizon. Il reste inhabitable et son aménagement n’est qu’un simulacre de mobilier ou de prothèse, pour une peau qui ne tient plus debout. Mais demeure le contour, comme flaque de chair ou d’ombre, qui continuent de dédoubler dedans et dehors.

      Cela ne conduit-il pas à renverser l’ordre de leur subordination et à interdire toute fuite ou représentation possible, à travers la prolifération des déménagements et décadrages ? Ce qui est sûr c’est que l’architecture intérieure, la géométrie et les tonalités réduites des couleurs, ne construisent plus de maison éternelle pour la transfiguration de la chair. Socles, parallélépipèdes, signes ou vecteurs de vitesse ne sont que le revers d’une canalisation ou d’un discours toujours en retard ou posthume.

      Dans la peinture chrétienne, surtout byzantine, le contour articulant la forme et le fond avait été traité par l’auréole, dans les figures baconiennes elle est maintenant foulée au pied. Avec Bernard Réquichot, la frontière du contour n’est plus seulement à transgresser. Suspendant l’opposition du corps et de l’âme, Barthes soulignait qu’il peignait son propre « dedans assené comme une gifle à l’intime » (1973 : 211). Privé d’opposition et donc de sens, le corps se perd dans une chair qui, n’étant même plus « peinture », au sens traditionnel, s’absorbe ou s’abstrait dans une vibration. Dans le bruit ou le fracas chaotique de cet abandon, ses Reliquaires ont moins les frontières d’un cadre que les limites d’une boîte qui ne s’ouvre que pour se refermer sur un corps digestif et érogène, qui s’étale, s’enroule et se décharge. C’est le goût baroque d’un dégoût, mais qui est moins l’érection du sens, le corps-phallus, que son affaissement. C’est la « débandade » ou la « dérive » d’un « corps antérieur, celui d’avant le miroir ». D’où le paradoxe d’une peinture sans peinture, d’une couleur entre l’alimentaire et le déchet, qui n’est plus que brouillage : l’impossibilité ou l’impuissance du sens de la « voix blanche » qui « ne parvient à se colorer que par des artifices pitoyables ».


Anatomie et désordres du monde : anciens équilibres et déséquilibres contemporains


      L’œil-scalpel de l’anatomie traverse aussi les chairs, mais c’est pour mieux les évacuer. S’il s’agit de commencer par le dedans, c’est dans le but de s’approprier et se représenter le corps dans la totalité et la diversité de ses fonctionnements. Ici le primat de la fonction ou de la forme se substitue à celui de la matière ou de la couleur. Mais, l’armature des squelettes décharnés est bien fragile pour contenir la logique de cette division, qui relativise toutes les frontières et d’abord celles entre les espèces vivantes.


      Les premières planches d’anatomie étaient moins des atlas que des insulaires. Mais, en 1543, alors que Copernic proposait lui-même un système où la terre natale de l’homme n’était plus le centre et la mesure du monde, Vésale pouvait encore croire à l’harmonie Macrocosme-Microcosme et suivre l’ordre galénique d’exposition des parties. Dans sa Lettre-préface, il pouvait même reprocher à Galien de n’être pas allé assez loin dans l’établissement de « la différence infiniment multiple » entre les organes du corps humain et ceux du singe . Car pour redonner corps ou individualité à ses écorchés, Vésale faisait appel au nouvel art de la perspective.

      De humani corporis fabrica restituait l’unité dynamique du vivant par l’image de corps ouvert mais non moins debout. C’est ainsi, selon Canguilhem (1964 : 146-154) que l’homme de Vésale n’est pas qu’un objet exposé, mais reste un sujet responsable de ses postures. Cette nouvelle autonomie, passant par la conquête du dedans organique, suppose certes l’ouverture d’une faille entre l’homme et le Cosmos. Plutôt que la hiérarchie d’un monde clos et intériorisé, fondateur et garant de sa propre substance ou âme, ce qui s’offre aux yeux de l’écorché c’est un paysage en perspective, singularisé par l’art d’un maître en peinture (Le Titien ?). À la division organique, que ne contenait plus la frontière de la peau ou celle d’un espace géo-centré, pouvaient encore répondre les lieux et l’horizon d’une terre à habiter ou conquérir.

      En pleine tourmente révolutionnaire, Honoré Fragonard ne cherchait-il pas, lui, à rivaliser avec son cousin, le grand peintre de la chair ? Entre l’École d’anatomie artificielle, qui imitait les formations vivantes dans la matière inerte comme la cire, et l’École d’anatomie naturelle, qui travaillait sur les corps eux-mêmes, il avait choisi la Nature pour mieux la recomposer avec une grandiloquence baroque. Ne s’agissait-il pas de réincarner ses écorchés en leur infusant les couleurs artificielles d’une vie sur le point d’échapper radicalement aux perspectives de l’ancien ordre social, tel son Cavalier de l’Apocalypse (1766-1771) surgi d’une gravure de Dürer pour ne plus jamais y retourner ?


      Malgré leur coloration naturelle et l’imitation de certains écorchés de Vésale et Fragonard, les « plastinats » de Von Hagens semblent s’emporter dans l’extension indéfinie d’un réseau d’organes et de non-lieux, incapables d’unifier de nouveaux corps en déterminant et limitant la prolifération de leurs images. Les expositions, KörperWelten (BodyWorlds 1995-2007), peuvent autant revendiquer l’authenticité de la matière humaine employée que la préservation de l’unité des corps, présentés dans les textes explicatifs comme « entiers » : (ganzkörper). Ce ne sont sans doute pas des assemblages de cadavres différents. Mais il n’en reste pas moins que leur unité individuelle se dissout dans le processus d’une même division : autant celles des fonctions ou déformations biologiques, dont ils deviennent l’illustration didactique ou hygiéniste, que celles des lieux de leurs expositions itinérantes, mondialisées ou délocalisées dans la multiplicité d’un même devenir anonyme. Dans cette survie, par delà toute limite biologique et toute frontière symbolique de la mort, ne subsiste plus qu’une circulation de parties renvoyant de proche en proche les unes aux autres, indépendamment de toute unité. Il n’y a plus que la logique d’une découpe qui ne fait plus corps ou symbole par des frontières réglant les échanges entre sacralisation et désacralisation.   

      Dans cette division sans régulation symbolique, l’hybridation se généralise dans un effet de totale déréalisation ou de toute puissance apotropaïque. Les limites sont affirmées dans le seul relativisme de leur multiplication pour suspendre l’absoluité des frontières culturellement déterminées entre vie et mort, féminin et masculin, homme, animal et machine. L’homme n’est plus qu’une agrégation d’éléments combinables ou interchangeables, comme ce plastinat Orthopédique (1998) dont le nombre de prothèses ne semble plus avoir de fin ni de finalité. On peut soutenir la vision de ces morts, dont on ne sait plus vraiment où le corps commence et se termine, parce qu’on les traverse sans l’obstacle d’une image ou d’un regard qui creuserait la distance d’une réciprocité autre que celle d’un narcissisme achevé.


      Pour retrouver les couleurs naturelles de ses écorchés, Fragonard procédait à des séries d’injections de mélanges de cire colorés. Il arrive à Von Hagens de colorer aussi certains vaisseaux après la dissection. Mais l’un des avantages techniques de la plastination est la conservation des couleurs naturelles, grâce au remplacement de la peau par des polymères réactifs. L’eau des organes est ainsi absorbée au profit d’une substance transparente, inodore et malléable.

      Le plus souvent, le but reste pourtant d’aboutir à la rigidité ou verticalité phallique d’une statue. La traversée de l’informe, comme mort ou féminin matriciel, n’a pas le sens transgressif du « dégoût » par lequel Bataille nourrissait son « désir de l’impossible » ou du sacré. La peau et la mort ne sont plus que des limites biologiques relativisées par un « bio-pouvoir » qui commence à s’imposer par la transparence technique, plutôt que par l’opacité ou les frontières de l’efficacité symbolique. N’est-ce pas la fin de la frontière du corps comme images de chair, entre couleur et incarnat, identité et métissages ?


La temporalité de l’image comme distanciation et mouvement de la couleur


      Si les premières images sont nées par redoublement et dédoublement d’un corps voué à une absence ultime ; quel sens donner aux images, lorsque les corps mortels ne disparaissent plus, mais survivent en ne renvoyant plus qu’à leur seule et anonyme présence ? En stoppant le processus biologique de la disparition, la plastination n’est-elle pas l’accomplissement de toute image : rendre possible une survivance définitive ? Une fois plastiné, le cadavre ne devient-il pas une image plus parfaite que tout masque mortuaire ?

      On peut, comme Blanchot (1988 : 346-349), être fasciné par l’instant où la mort fige le visage, comme le moulage ou l’empreinte photographique peut figer le vivant. Mais un masque ou une photographie, c’est aussi et surtout le mouvement d’une distanciation, qui laisse place au temps. Ne pouvant avoir l’immédiateté ou la transparence d’un pur renvoi à soi-même, l’image comme le corps dont elle est, originellement ou métaphoriquement, l’ombre a nécessairement l’opacité d’un imparfait mélange de présence et d’absence. Elle donne à voir dans le retrait ou la distance de l’invisible.

      Le temps de l’image c’est celui de l’accident, de l’inattendu ou de la création. L’image ne suppose pas seulement le dédoublement massif ou le détail. Elle est toujours aussi cadrage et décadrage, ombre et lumière, fixité et variation, qui supposent des frontières non pas seulement comme traits mais comme couleurs. Si elles ne sont visibles que par les contrastes et la différenciation des signes, elles échappent tant à Newton qu’à Goethe. Comme l’image, la couleur qui la déborde peut se fixer. Mais aucun cercle ou triangle chromatique ne peut traduire son irréductible mouvement. Entre tactilité et visibilité, texture et teinte, timbre et nuance, elle est ce qui peut toujours couler ou ouvrir à l’interprétation malgré les codages et décodages culturels.

     






[1] : L’auteur dit subvertir cette ancienne classification anthropologique, déterminée par le paradigme évolutionniste, par l’approche ontogénétique issue de la psychanalyse lacanienne. Mais ce concept de « sauvage » reste surdéterminé par le dualisme Nature / Culture. Il implique non seulement que certains hommes incarneraient encore les débuts d’une humanité, dont notre « civilisation » serait l’achèvement, mais aussi que ces hommes entretiennent avec la Nature (dont ils ignorent en fait le concept et ses développements ambigus depuis les Grecs) un lien qui les maintiendraient au seuil ou aux marges d’une Culture, dont le progrès serait précisément sa domestication ou domination, son abstraction ou son refoulement sinon son retour.
   On pourrait Par-delà nature et culture tenter, avec Philippe Descola, de « mettre en chantier une anthropologie moniste » (2005 : 14)  en considérant que même dans nos sociétés dites évoluées, tout au moins industriellement, la frontière entre humains et non-humains est finalement « à peine plus nette malgré tout l’appareillage épistémologique mobilisé afin de garantir son étanchéité ».
   Disons que de notre point de vue nécessairement limité, dans le cadre de cet article, la porosité se joue particulièrement à « fleur de peau » (Guillet, 1995) dans des cultures qu’on a pu trop vite classer dans un stade d’évolution primitif.

[2] : Maertens (1974 : 42-44) cite plusieurs exemple où le blanc, « lumière lunaire », « lait maternel de l’avant-vie », « sperme ou sang blanchi des ancêtres (après-vie) », caractérise la couleur de la mort. Ce degré zéro de la couleur peut se retourner en signe de vie, de pureté ou de naissance et plus généralement accompagner les rites de passage, maturité ou mariage. Mais le noir ou le rouge, « variant en fonction des productions du terroir », peuvent aussi assurer la même fonction de « Vide » initial, émergeant paradoxalement, par défaut ou excès, des orifices du corps dont les contours sont privilégiés dans les inscriptions tégumentaires (51-52). La première couleur, blanche, noire, rouge ou finalement neutre, en tant que posée originairement, manifesterait donc l’indifférenciation première à partir de laquelle pourrait se différencier et se hiérarchiser l’ensemble des autres couleurs, alors secondaires et subordonnées.



Bibliographie



Barthes R. 1973, Bernard Réquichot, Bruxelles, La Connaissance.
Belting H. 2004, Pour une anthropologie des images, Paris, Gallimard.
Blanchot M. 1988 [1955], L’espace littéraire, Paris, Folio essais.
Chevalier L. 2004, La frontière entre guerre et paix : du signe au sexe, le théâtre sacrificiel de l’homme, Paris, L’Harmattan.
Canguilhem G. 1964, « L’homme de Vésale dans le monde de Copernic : 1543 » dans Commémoration solennelle du quatrième Centenaire de la mort d’André Vésale, Belgique, Académie royale de Médecine.
Guillet G. 1995, L’âme à fleur de peau : rites, croyances et signes, Paris, Albin Michel.
Deleuze G. 1981, Francis Bacon : Logique de la sensation, Paris, Éditions de la Différence.
Descola Ph. 2005, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard.
Gargiani R. 2002, « Aux origines du Prinzip der Bekleidung de Gottfried Semper », Matières, n° 5, pp. 62-75.
Maertens J-T. 1978, Ritologiques 1 : Le dessein sur la peau, Paris, Aubier.
Thévoz M. 1988, Le corps peint, Genève, Éditions Albert Skira.

dimanche 3 février 2013

Entre littoral et haute mer, le chemin grec comme ruse et religion

Du pouvoir de Mètis à celui de la Vérité



      La Grèce de l’antiquité c’est d’abord un lien linguistique, qui surmonte la réelle variété des dialectes. Mais elle échappe aux anciennes cartes comme à celles d’aujourd’hui. Car elle n’a pas plus d’unité géographique que d’unité ethnique ou politique. Ce pays est, alors, morcelé en une succession de petites cités. Celles-ci répètent, pour leur propre compte, le même mode de territorialisation (eschatia, chôra,villages, port, acropole, ville) à partir d’un espace le plus souvent fermé par des lignes de crêtes (montagnes ou versants de vallées) avec un côté ouvert sur la mer. Certes, c’est là que le danger risque le plus de croître, mais, pour reprendre le paradoxe d’Hölderlin, c’est précisément là que peut donc aussi croître ce qui sauve.

          Voir la mer avec le regard d’un homme de cette époque, c’est l’imaginer « comme une limite, une barrière étendue jusqu’à l’horizon, comme une immensité obsédante, omniprésente, merveilleuse, énigmatique » (BRAUDEL, La Méditerranée, l'espace et le territoire, rééd. 1996, p.47). Il faudrait ajouter, ce qui toujours menace et parfois gronde sous ces qualificatifs : le danger. Sinon comment comprendre que naviguer cela a d’abord été caboter : aller comme les crabes de rocher en rocher..



       Privilégier ainsi le chemin du littoral, c’est tenter d’utiliser la mer comme un fleuve dont le cours pourrait être apprivoisé, sinon maîtrisé. Car ce qui caractérise cet espace liquide aux dimensions inconnues, c’est son extraordinaire puissance de métamorphose qu’expriment les divinités marines. La seule arme contre cette puissance infinie, ce n’est pas la force mais seulement la ruse qui, au sens de la métis grecque, est elle-même une force de transformation.




          Face à ce qui est moins un cosmos qu’un chaos ou moins un « être » qu’un pur « devenir », rien ne sert de contempler les formes et les essences immuables. Il faut, comme Jason ou Ulysse, avoir un esprit suffisamment souple et retors pour risquer d’inventer, à chaque nouvelle occasion, un nouveau plan capable de traverser l’a-porie. Dans le vocabulaire grec, le chemin, au sens de póros, n’est d’ailleurs jamais une route terrestre. C’est uniquement une voie maritime ou fluviale, précisément parce qu’elle ne peut inscrire sa trace comme on inscrirait les contours et les traits d’une « carte ».




dimanche 11 novembre 2012

Colloque 2011, La Préhistoire des autres : du déni au défi - Institut national de recherches archéologiques préventives

Colloque 2011, La Préhistoire des autres : du déni au défi - Institut national de recherches archéologiques préventives

La préhistoire est née comme préhistoire de l'Europe et a ouvert sur une archéologie de l'Orient PROCHE comme origine de notre propre identité culturelle (l'agriculture et le monothéisme). Les deux disciplines se développent, alors, dans le cadre de notre paradigme évolutionniste moderne. "L'ethnologie des autres nous a servi a pensé nos propres origines" souligne Alain Testard. Mais pour bien comprendre les fondements de notre identité et spécificité occidentales qui, paradoxalement, s'est mondialisée (cf. mes conf. à la médiathèque en 2012 "Notre culture-monde, la crise comme origine et principe", dont je suis en train de reprendre la mise en ligne actuelle : philo-monde I et II http://www.youtube.com/watch?v=BMil_nJihhM) il faut faire aujourd'hui l'effort de penser une préhistoire vraiment AUTRE, c.a.d non pas le prélude de notre modernité : ce que Georges BATAILLE avait pu dans ce sens appeler le MIRACLE de LASCAUX" (cf http://www.youtube.com/watch?v=xyybRqigwTE "Philo-Monde 5l8 la Grèce origine de la Culture, la CRISE comme Principe") mais propre à un mode d'humanisation alternatif à celui qui a fni par se mondialiser (en "inventant" d'abord ce que j'appelle l'idée de "Monde"). Alain Testard comme Philippe Descola travaillent dans ce sens et sont ainsi d'un grand secours. Mieux comprendre aujourd'hui notre culture qui traverse une crise sans précédent, c'est comprendre comment elle a pu rompre de manière radicalement inédite avec des manières essentiellement AUTRES de s'humaniser, c.a.d de devenir homme ou de s'inventer ou construire comme tel... Pour cela encore faut-il commencer par reconnaître cette altérité et explorer encore les zones de failles ou paradoxalement comme avec les Grecs et les Juifs, il y a pu avoir mélange, entre TRADITION et déjà des éléments qui allaient être propres à notre modernité...

jeudi 19 juillet 2012

HOMÈRE entre Religion et Science : le sacré des origines et l'archéologie


               Une douzaine de textes grecs conservés sous le nom "Les Vies d'Homère", dont les plus anciens datent du IIe siècle après J.-C., étaient jusqu'à la fin du XVIIIe, insérés le plus souvent en tête des manuscrits de l’Iliade. Attribués à des auteurs tel que le Pseudo-Hérodote ou le Pseudo-Plutarque, ils n'ont rien d'une biographie au sens moderne. Ils perpétuaient ou construisaient la figure légendaire d'un poète confondu aux traits héroïques des ses propres personnages.  
              Le passé d'autant plus prestigieux qu'il remontait aux origines fondatrices, se devait de briller d'un éclat mystérieux, irréductible à tout réalisme qui le banaliserait. Il ne s'agit alors pas de faire de l'histoire au sens moderne, mais de garantir la priorité de la tradition. Dans cette logique, le respect du passé auquel le présent doit se subordonner, implique cette aura qui n'a que faire d'une précision réaliste, d'autant plus impossible qu'il s'agit de remonter à la plus haute antiquité en tant que commencement pur et sacré. 
                La présence dans ces textes de citations d'Aristote pouvait contribuer au succès de ces textes, mais c'est moins la philosophie que la Religion qui a déterminé la continuité de cette transmission. Avec le XIXe siècle et le développement moderne du "sens de l'histoire" (cf. Nietzsche) cela n'était plus possible : m'archéologie et la préhistoire allait se substituer à la croyance et à la religion. On ne pouvait plus alors que douter de l'existence même d'un poète qui avait fini par faire l'objet d'un culte au même titre qu'un héros fondateur comme Thésée à Athènes. Son texte ne pourra reprendre une importance qu'à titre de document historique, témoignage d'un passé que les archéologues allaient pouvoir exposer mais aussi désacraliser, sinon banaliser à titre d'objets de culture ou de consommation pour musée ou autres échanges ou trafics possibles.

Les Grecs de l'antiquité racontait qu'Homère était né en Ionoe à Chios ou Smyrne vers 

mercredi 18 juillet 2012

SCHLIEMANN vs NIETZSCHE : l'inquiétante familiarité d'HOMÈRE ou le vertige du "sens de l'histoire"


« Le sens historique (c'est-à-dire la capacité de deviner rapidement la hiérarchie des jugements de valeur selon laquelle un peuple, une société, un homme ont vécu ; l’"instinct divinatoire" qui saisit les relations de ces jugements de valeur, le rapport qui lie l’autorité des valeurs à l’autorité des forces agissantes), ce sens historique dont nous Européens, nous enorgueillissons comme notre caractère spécifique, nous est venu à la suite de l’ensorcelante et folle semi-barbarie où la confusion démocratique des classes et des races a précipité l’Europe.
          Il faut attendre le XIXe siècle pour voir surgir ce sens devenu son sixième sens. Par suite de ce mélange, le passé de chaque forme et chaque genre de vie, le passé de civilisations qui se sont côtoyées ou superposées confluent dans nos « âmes modernes ». Nos instincts régressent maintenant de tous côtés, nous sommes devenus nous-mêmes une sorte de chaos : finalement « l’esprit », nous l'avons déjà dit, finit par y trouver son profit.            
       Par la semi-barbarie de nos aspirations, nous nous sommes ouverts partout des accès clandestins, dans une mesure qu'ont ignorée les siècles de raffinement. Nous avons accédé surtout aux labyrinthes des civilisations inachevées et à tous les enchevêtrements de semi-barbaries qu’il y eut jamais sur terre. 
         De sorte que la, la majeure partie de la civilisation humaine n'ayant encore jamais été qu'une semi-barbarie, le « sens historique » se confond à peu près avec le sens et l’instinct de toutes choses, le goût et le l'appétit pour toutes choses ; ce qui démontre clairement que c’est un sens sans noblesse. 
        C'est ainsi que nous avons réappris à goûter Homère : peut-être est-ce là notre plus heureux progrès, alors que les hommes d’une civilisation aristocratique (par exemple les Français du dix-septième siècle, tel Saint-Evremont qui  reproche à Homère son esprit vaste, jugement dont un Voltaire s'est fait ensuite l'écho) ne savent et ne surent pas si facilement se l'approprier et se permirent à peine de l'aimer. »

NIETZSCHE, 
Par-delà bien et mal, "nos vertus", § 224, 1886, OC VII, p.141

       Formé à la philologie, dès sa jeunesse, Nietzsche, n'a pas attendu pour découvrir Homère, l'élan de cette "curiosité populaire" à laquelle son esprit aristocratique rend un hommage ironique : ce "manque de goût qu'implique une curiosité trop vive" (ibid. p. 142). Seize ans avant ce livre, son compatriote Heinrich Schliemann, lui aussi fils de pasteur devient célèbre pour ses découvertes archéologiques à Troie (1870) et à Mycènes (1873), mais aussi pour les accusations que portent contre lui le gouvernement turc (1874) : mensonges, falsifications et vols de bien nationaux. 
              Autodidacte, ou pour Nietzsche "plébéien" de formation, Schliemann (1822-1890) avait parcouru le monde et fait plusieurs fois fortune comme commerçant, banquier, spéculateur, trafiquant d'armes et mythomane invétéré. A quarante six ans, cet aventurier passionné de voyages dont il publiait les récits, visite pour la première fois la Grèce, alors que sans la licence requise en philologie, il vient d'arracher à Rostock un doctorat en grec ancien.

        Arrivée sur cette terre, doctement considérée comme origines de notre culture occidentale, c'est le choc : un prélude de "l'inquiétante étrangeté", ou "inquiétante familiarité" (Das Unheimliche), que Freud éprouvera en 1904, lorsqu'il découvrira l'Acropole d'Athènes, pour la première fois à quarante huis ans avec l’étonnement que ce paysage puisse réellement exister et correspondre avec ce qu'il avait pu apprendre comme écolier.      
           Avant même qu'il n'entreprenne de creuser cette terre matricielle, comme Freud le fera de notre conscience, elle semble se dérober sous ses pieds lorsqu'il se dit hanter par les lectures d'Homère que lui faisait son père : le récit de la prise de Troie pour rapatrier la belle Hélène. 
         Après son divorce, obtenu aux Etats-Unis,  il épouse une jeune athénienne de dix-sept ans, Sophie Engastromenos, rencontrée grâce à un album photo de jeunes filles que l'archevêque de Grèce, son professeur, avait pu lui fournir. Elle lui donnera deux enfants, et c'est avec elle qu'il décide de découvrir coûte que coûte le trésor de Priam sur la colline d'Hissarlik, où l'on situait Troie et dont la moitié venait d'être acheté à la Turquie par son ami vice-consul des Etats-Unis aux Dardanelles, qu'il finira par trahir.


          Grâce à son intérêt pour la stratigraphie, il est bien le premier à reconnaître, sur le site, plusieurs établissements successifs. Mais fouillant à la hussarde, il détruit les vestiges superposés qui ne ne lui semblaient pas correspondre à l'époque de la chute de Troie chantée dans l’Iliade. Il rassemble les milliers d'objets extraits sous le nom de "trésor de Priam", sans oublier les "bijoux d'Hélène". 
         Ce butin est dissimulé aux autorités ottomanes et rapatrié à Athènes où Schliemann a vainement voulu bâtir son propre Musée. Après le dédain des Musés du Louvre à Paris et de l'Ermitage en Russie, sa collection fut exposée au British Museum de 1877 à 1880 avant qu'il n'en fisse don au peuple allemand en 1881. C'est au département "préhistoire" du Völkerkubdermuseum de Berlin qu'elle demeura jusqu'à sa confiscation par l'armée russe en juin 1945.


         En lisant le poète Homère tout armé de son "sens historique", l'archéologue autodidacte a produit un séisme dans le champ des études classiques grecques. La Grèce ne commençait plus clairement à la date même des premiers jeux olympiques en 776 av. J.-C. Le sol de ce commencement fondateur s'effondrait pour remonter jusqu'à la préhistoire, discipline qui elle-même venait de naître (1859) avec maintenant un nouvel objet d'étude : la mystérieuse civilisation mycénienne. 
           Car Schliemann dû reconnaître son erreur de datation, les objets de sa collection remontaient à deux millénaire et non pas à 1250 av. J.C., la date qu'il présumait être celle de l'épopée homérique. En voulant aller "aussitôt au fond" pour vite trouver, plutôt que de perdre un temps et un argent infini à "enlever une couche après l'autre", l'aventurier plébéien n'avait pas trouvé un nouveau socle pour le commencement de la culture grecque, il avait ouvert à l'abîme sinon aux chaos de nos origines européennes :


          "Par la semi-barbarie de nos aspirations, nous nous sommes ouverts partout des accès clandestins, dans une mesure qu'ont ignorée les siècles de raffinement. Nous avons accédé surtout aux labyrinthes des civilisations inachevées et à tous les enchevêtrements de semi-barbaries qu’il y eut jamais sur terre."

mardi 17 juillet 2012

PLATON vs HOMÈRE : les paradoxes de l'invention-transmission de la Grèce, archétype-mythique, fondatrice de notre culture-Monde


          Si l’IDENTITÉ de l'auteur-poète, des origines mêmes de notre CULTURE, pose problème ; il n'en va pas mieux de  l’IDENTITÉ  du peuple qu'il détermine dans le CADRE, encore, mythique sinon traditionnel, du TEMPS (l'Iliade) et de l'ESPACE (l'Odyssée). 

              Dans mon premier message (17.07.02) introductif, j'ai commencé par évoquer comment les archéologues du XIX avaient pu croire éclairer cette obscurité des origines. C'est précisément sur cette question des origines, que s'est jouée la naissance de la PHILOSOPHIE et de la science, dont les nouveaux concepts de temps et d'espace ont permis l'éclosion de l' HISTOIRE  et de la  GÉOGRAPHIE . Quand on a pu commencer, pour la première fois, à parler d'histoire et de géographie, avec Hérodote, Thucydide et Érastosthène, le savoir d'Homère, comme vérité du chant de la déesse, la Muse fille de Zeus et de Mnemosyne (Mémoire), pouvait bien comme le voulait PLATON n'être plus considéré que comme une tradition à réviser, sinon à condamner ou à bannir (République, III, 398 a-b).

         Mais attention, avec PLATON la philosophie ne naît pas toute armée du cerveau de Zeus, comme Vérité mathématique des idées à substituer à la tradition, reléguée comme mythe ou fable pour les ignorants. Ce n'est pas contre Homère mais tout-contre que Platon se bat, non pas pour dépasser la tradition mais pour la fonder plus essentiellement au moment même où elle vacille.
           Si Socrate peut dans la République de Platon critiquer les dieux d'Homère pour leur immoralité, contraire à l'éducation, il n'inaugure rien. Il ne fait que reprendre ce que dénonçait Xénophane de Colophon, dès le VIe av. J.-C. ou un peu plus tard Pindare, lui-même, qui pour cette raison corrigeait les mythes. Ces critiques grossières par rapport aux subtilités du texte homérique restent d'ailleurs au niveau de ce qui est devenu une défiance populaire pour ne pas dire vulgaire.
                 Si Platon leur fait écho à travers Socrate, c'est qu'il veut pouvoir retrouver ou refonder, sur une base rationnelle sinon raisonnable, l'unité ainsi perdue du religieux et du politique dont Homère pouvait être l'expression devenue anachronique sinon naïve.

                      Pour Platon il ne s'agit pas de dépasser les mythes, mais de leur faire retrouver leur efficacité politico-religieuse. Ce pragmatisme est la leçon même de la sophistique mais non plus mise au service de l'intérêt individuel mal compris. Indépendamment de leur fondement incertain ou fictif, les mythes doivent retrouver la force unificatrice du social dont ils se nourrissaient ou étaient l'expression. Platon veut pour cela qu'il puisse cadrer à un modèle de cité dont l'idéalité ne serait pas une utopie moderne à inventer, mais l'essence même de la cité archaïque ou première à retrouver.
            Corriger Homère, ce n'est pas se débarrasser du mythe, c'est retrouver ce qui pouvait être sa pureté originelle : la religion identifiée à une politique où prime l'intérêt du Tout comme société ou cosmos sur ses parties constitutives et hiérarchiquement subordonnées. La révélation de cette pureté perdue a donc besoin des règles méconnues, sinon oubliées, par Homère lui-même.
             Ces règles doivent se fonder sur l'essence ou l'idée même de divinité qui est nécessairement identifiée au Bien (à la différence de l'Iliade II, IV 64-104 ou encore XXIV 527-529), sans pouvoir changer de forme ou nous tromper avec cet usage constant de la ruse, si spécifique à la figure homérique de Zeus, d'Athéna ou de son protégé : Ulysse.

               Il y a ainsi un double PARADOXE de Platon, qui invente conjointement le MYTHE comme ART et réciproquement, avec l'invention de la philosophie qui serait leur cadre et leur régulation.

               Il n'y a pas de mythe, au sens propre de mythologie, tant qu'on ne cherche pas à le produire selon certaines règles pour substituer à son efficacité, vécue rituellement et symboliquement, une efficacité construite et pensée rationnellement. 
             Platon invente donc le mythe comme il invente son art ou production dans le cadre et les règles strictes qui le légitime, en le définissant séparément pour mieux le subordonner et le contrôler. 
           Il invente ainsi l'art en général comme production d'images ou de fictions, qu'il faut séparer ou définir par une nouvelle pensée ou pratique :  la philosophie.
    
        Mais nous arrivons au comble du paradoxe ! Cette invention de la philosophie, est elle-même paradoxalement un art capable de produire des contre-fictions mythologiques comme celle de Socrate.
       Car Socrate n'est-il pas dans la mythologie ou le théâtre des dialogues de Platon comme le double ou le miroir du poète, de l'artiste ou du sophiste aux mille ruses ? Ce jeu de masques lui permettait de sacrifier autant le poète devenu auteur ou artiste que le sage devenu sophiste.
             Il s'agissait de sacrifier les nouvelles figures de la séparation ou de l'individualité à l'autel d'un ordre de vérités premières (les Formes ou Idées) qui seraient, paradoxalement, né et perdu avec Homère et la tradition dont ce dernier restait encore pour Platon l'image ou l'ombre la plus dominante, mais écrasante et vacillante.


      Pris dans la même tourmente de l'impossible accouchement des sociétés modernes, depuis cette rupture ou perte fondatrice de leur tradition ou principe originel, Nietzsche et Heidegger, avant et après la première Guerre Mondiale européenne, auront beau jeu de renverser à leur tour Platon pour chercher à lever le voile de cette Grèce-archétype, obscurcie ou perdue, origine et fin de l'Europe et du Monde en route et déroute...

          
        Mais derrière ce nom, image-fiction ou cadre d'une unité fondatrice et perdue : la GRÈCE, qu'en est-il des "hommes", du "peuple", UN, ou des "peuples", MULTIPLES, qu'elle a pu rassembler originairement pour le meilleur et le pire de cette EUROPE comme "culture-monde" dont nous avons encore l'héritage, sinon la dette et le destin de son incessante déconstruction, sinon effondrement et reconstruction ?