Si l’IDENTITÉ de l'auteur-poète,
des origines mêmes de notre CULTURE, pose problème ; il n'en va pas mieux
de l’IDENTITÉ du peuple qu'il détermine dans le CADRE,
encore, mythique sinon traditionnel, du TEMPS (l'Iliade) et de l'ESPACE
(l'Odyssée).
Dans mon premier message (17.07.02)
introductif, j'ai commencé par évoquer comment les archéologues du XIX avaient
pu croire éclairer cette obscurité des origines. C'est précisément sur cette
question des origines, que s'est jouée la naissance de la PHILOSOPHIE et de la
science, dont les nouveaux concepts de temps et d'espace ont permis l'éclosion
de l' HISTOIRE et de la GÉOGRAPHIE . Quand on a pu commencer, pour la
première fois, à parler d'histoire et de géographie, avec Hérodote, Thucydide
et Érastosthène, le savoir d'Homère, comme vérité du chant de la déesse, la
Muse fille de Zeus et de Mnemosyne (Mémoire), pouvait bien comme le voulait
PLATON n'être plus considéré que comme une tradition à réviser, sinon à
condamner ou à bannir (République, III, 398 a-b).
Mais attention, avec PLATON la
philosophie ne naît pas toute armée du cerveau de Zeus, comme Vérité
mathématique des idées à substituer à la tradition, reléguée comme mythe ou
fable pour les ignorants. Ce n'est pas contre Homère mais tout-contre que
Platon se bat, non pas pour dépasser la tradition mais pour la fonder plus
essentiellement au moment même où elle vacille.
Si Socrate peut dans la République
de Platon critiquer les dieux d'Homère pour leur immoralité, contraire à
l'éducation, il n'inaugure rien. Il ne fait que reprendre ce que dénonçait
Xénophane de Colophon, dès le VIe av. J.-C. ou un peu plus tard Pindare,
lui-même, qui pour cette raison corrigeait les mythes. Ces critiques grossières
par rapport aux subtilités du texte homérique restent d'ailleurs au niveau de
ce qui est devenu une défiance populaire pour ne pas dire vulgaire.
Si Platon leur fait écho à
travers Socrate, c'est qu'il veut pouvoir retrouver ou refonder, sur une base
rationnelle sinon raisonnable, l'unité ainsi perdue du religieux et du
politique dont Homère pouvait être l'expression devenue anachronique sinon
naïve.
Pour Platon il ne s'agit
pas de dépasser les mythes, mais de leur faire retrouver leur efficacité
politico-religieuse. Ce pragmatisme est la leçon même de la sophistique mais
non plus mise au service de l'intérêt individuel mal compris. Indépendamment de
leur fondement incertain ou fictif, les mythes doivent retrouver la force
unificatrice du social dont ils se nourrissaient ou étaient l'expression.
Platon veut pour cela qu'il puisse cadrer à un modèle de cité dont l'idéalité
ne serait pas une utopie moderne à inventer, mais l'essence même de la cité
archaïque ou première à retrouver.
Corriger Homère, ce n'est pas se
débarrasser du mythe, c'est retrouver ce qui pouvait être sa pureté originelle
: la religion identifiée à une politique où prime l'intérêt du Tout comme
société ou cosmos sur ses parties constitutives et hiérarchiquement
subordonnées. La révélation de cette pureté perdue a donc besoin des règles
méconnues, sinon oubliées, par Homère lui-même.
Ces règles doivent se fonder sur
l'essence ou l'idée même de divinité qui est nécessairement identifiée au Bien
(à la différence de l'Iliade II, IV 64-104 ou encore XXIV 527-529), sans
pouvoir changer de forme ou nous tromper avec cet usage constant de la ruse, si
spécifique à la figure homérique de Zeus, d'Athéna ou de son protégé : Ulysse.
Il y a ainsi un double PARADOXE
de Platon, qui invente conjointement le MYTHE comme ART et réciproquement, avec
l'invention de la philosophie qui serait leur cadre et leur régulation.
Il n'y a pas de mythe, au sens
propre de mythologie, tant qu'on ne cherche pas à le produire selon certaines
règles pour substituer à son efficacité, vécue rituellement et symboliquement,
une efficacité construite et pensée rationnellement.
Platon invente donc le mythe comme
il invente son art ou production dans le cadre et les règles strictes qui le
légitime, en le définissant séparément pour mieux le subordonner et le
contrôler.
Il invente ainsi l'art en général
comme production d'images ou de fictions, qu'il faut séparer ou définir par une
nouvelle pensée ou pratique : la
philosophie.
Mais nous arrivons au comble du
paradoxe ! Cette invention de la philosophie, est elle-même paradoxalement un
art capable de produire des contre-fictions mythologiques comme celle de
Socrate.
Car Socrate n'est-il pas dans la
mythologie ou le théâtre des dialogues de Platon comme le double ou le miroir
du poète, de l'artiste ou du sophiste aux mille ruses ? Ce jeu de masques lui
permettait de sacrifier autant le poète devenu auteur ou artiste que le sage devenu
sophiste.
Il s'agissait de sacrifier les
nouvelles figures de la séparation ou de l'individualité à l'autel d'un ordre
de vérités premières (les Formes ou Idées) qui seraient, paradoxalement, né et
perdu avec Homère et la tradition dont ce dernier restait encore pour Platon
l'image ou l'ombre la plus dominante, mais écrasante et vacillante.
Pris dans la même tourmente de
l'impossible accouchement des sociétés modernes, depuis cette rupture ou perte
fondatrice de leur tradition ou principe originel, Nietzsche et Heidegger,
avant et après la première Guerre Mondiale européenne, auront beau jeu de
renverser à leur tour Platon pour chercher à lever le voile de cette
Grèce-archétype, obscurcie ou perdue, origine et fin de l'Europe et du Monde en
route et déroute...
Mais derrière ce nom, image-fiction ou
cadre d'une unité fondatrice et perdue : la GRÈCE, qu'en est-il des
"hommes", du "peuple", UN, ou des "peuples",
MULTIPLES, qu'elle a pu rassembler originairement pour le meilleur et le pire
de cette EUROPE comme "culture-monde" dont nous avons encore
l'héritage, sinon la dette et le destin de son incessante déconstruction, sinon
effondrement et reconstruction ?